Les participants s’affrontaient autour du texte-noyau suivant :
« Ce 25 septembre, Christian A. et Michel T. considèrent le cadre brisé. Il gît sur le carrelage du Râtelier, la salle de fêtes de Chéoux, vide de la photo qu’il renfermait hier soir encore. Le bourdon de l’église toute proche, tonitruant, égrène comme un glas dix coups qui font trembler les verres sur les étagères du bar. Un camion passe, chargé de cruches tintinnabulantes ; il rentre sa collecte fermière à la coopérative laitière du village, vaillante résistante à la mansholtisation du paysage agricole.
La veille au soir, le Râtelier accueillait les 9 membres du Musée de la Parole pour leur réunion mensuelle : Christian A., Matthieu B., Joseph B., Michel F., Simon L., Pierre O., Michel T., Pauline T., Joël T.
Christian A. et Michel T. avaient préparé la salle quelques heures plus tôt : ils avaient disposé tables et chaises en respectant une distanciation sanitaire, et réapprovisionné les frigos en boissons de toutes sortes, autant de stimulants pour une réunion importante, puisqu’il s’agissait de préparer au mieux le 40ème anniversaire de l’association. En relevant la tête, ils avaient jeté un coup d’œil au cadre pendu juste au-dessus du bar. Comme chacun des habitants de Chéoux, ils ne pouvaient jamais retenir une larme d’émotion en contemplant son contenu : une photo dédicacée du général De Gaulle. De là-haut, il semblait haranguer les fêtards, ici toujours solidement arrimés au bar.
C’est d’ailleurs ce qu’il avait fait le 29 mai 1968 en soirée, alors que la presse française et internationale le déclarait disparu sans laisser de trace. Il avait pris sa DS et était parti sur les routes au gré de sa fantaisie (toute relative). Il ne s’était arrêté qu’à Chéoux, petit village d’Ardenne. Il entra au Râtelier pour se désaltérer. Incognito. Voire… Matthieu B., wallon dans l’âme et gaulliste convaincu, le reconnut et partagea avec lui plusieurs tournées de Merveilleuses, des Rochefort 12. Heureux, loin du tumulte parisien qu’il cherchait à fuir, le Général grimpa sur une table et clama : Vive le Luxembourg libre ! Matthieu B. traduisit immédiatement la formule en wallon pour la proposer au grand homme. De Gaulle tenait la forme de sa vie, il répéta, un Orval en main, le papier dans l’autre : Luxembourg, mêsse di lu ! Un flash ! Matthieu B. avait immortalisé la scène. Un polaroïd. Un seul exemplaire, que le Général griffonna de la fameuse phrase en wallon, puis de sa signature. A l’arrière-plan, on reconnaissait quelques villageois hilares. Matthieu B. leur avait offert le cliché.
Voilà la photo, un peu décolorée, qui avait disparu du cadre. Récemment, un collectionneur anonyme en avait offert 10 000 euros. En vain : à Chéoux, lès-oûyês tchantèt po l’ cou, tout le monde sait ça, mais aussi, lès sintrumints sont mètous dvant lès sous. »
Palmarès :
- 1er Prix : Jean Hamblenne, pour « Li câde dau jènèral »
- 2e Prix : Anne Blampain, pour « Él Foto du jènèrâl »
- 3e Prix : Rose-Marie François, pour « Le Portrait en allé, le Portrait revenu »
Ces trois textes feront l’objet d’une publication en anthologie par les éditions du Musée de la Parole en Ardenne, sous le titre Luksambourg, mêsse di lu !